Délaissant l’Europe, de plus en plus de migrants d’Afrique veulent gagner les États-Unis par un voyage dangereux, à pied via l’Amérique latine. Certains se résignent et demandent l’asile au Brésil ou à l’Équateur, d’autres meurent sur leur chemin.
En mai 2018, des pêcheurs ont secouru un petit navire fortement endommagé à la dérive près des côtes. À bord de ce catamaran de 12 mètres, ils ont découvert 25 migrants, originaires du Sénégal, du Nigéria, de la Guinée, de la Sierre Leone et du Cap Vert, et deux passeurs, tous vivants.
Selon les autorités, les hommes âgés de 19 à 35 ans seraient restés trente-cinq jours à la dérive, dont une partie sans eau ni nourriture, buvant de l’eau de mer ou de l’urine. Un voyage entamé dans l’espoir de trouver un « meilleur avenir », selon le site d’informations G1.
La scène aurait pu se passer sur la Méditerranée, mais le bateau venant du Cap Vert a été retrouvé au Brésil, après 3 000 km de traversée de l’Atlantique. « Après trente-cinq jours dans ces conditions-là, il est vraiment incroyable que personne ne soit mort », a affirmé un policier brésilien au Guardian.
De plus en plus de migrants subsahariens choisissent la traversée de l’Atlantique pour gagner les États-Unis, via l’Amérique latine, en provenance de la République démocratique du Congo, de l’Angola, du Cameroun, du Nigeria, du Rwanda, entre autres.
Une hausse « dramatique » du nombre de migrants subsahariens
Selon la police américaine aux frontières, la hausse du nombre de migrants africains à la frontière avec le Mexique est « dramatique ». Dans un communiqué, l’Agence américaine de protection des frontières et des douanes (CBP) a affirmé avoir arrêté plus de 500 personnes provenant du continent africain depuis le 30 mai 2019. Toutes tentant d’atteindre la ville texane de Del Rio.
Côté mexicain, les autorités ont procédé à 1 934 arrestations entre janvier et avril 2019, soit trois fois plus qu’en 2108 sur la même période. Pareil du côté panaméen.
Les chiffres sont nettement inférieurs aux quelque 440 000 migrants arrêtés aux frontières américaines, majoritairement issus d’Amérique latine. Mais désormais, « c’est une tendance et ça va s’intensifier », explique à France 24 Hannah DeAngelis, à la tête du programme d’accueil des immigrants et des réfugiés de l’ONG américaine Catholic Charities à Portland, dans l’État du Maine.
« Cela pose problème, puisque c’est un chemin très dangereux », ajoute Luisa Feline Freier, professeure à l’université du Pacifique, à Lima, spécialiste en politiques d’immigration et des réfugiés en Amérique Latine, interrogée par France 24.
Des migrants africains attendent pour être admis dans le centre de migrants Siglo XXI à Tapachula, au Mexique, le 12 juin 2019.
Des migrants africains attendent pour être admis dans le centre de migrants Siglo XXI à Tapachula, au Mexique, le 12 juin 2019. Jose Cabezas, Reuters
Un périple « dangereux » débutant au Brésil
Leur périple commence souvent au Brésil, où « ils arrivent par avion », raconte à France 24 Bernardo Laferté, coordinateur général du Comité brésilien national pour les réfugiés (Conare), organe du ministère brésilien de la Justice. « Certains arrivent aussi par des bateaux de toutes sortes, surtout commerciaux », poursuit-il.
« Les demandeurs d’asile subsahariens dans ce cas ont souvent plus de moyens et paient plus souvent des passeurs », explique Luisa Feline Freier. « Souvent, ce ne sont pas des villageois pauvres, comme les Centraméricains, mais des gens qui ont une certaine aisance et qui ont poursuivi des études. »
Profitant du manque de contrôle dans la région amazonienne, ils n’hésitent pas à continuer leur périple vers les États-Unis. « Ils le font surtout par des endroits où il n’y a pas de poste-frontière », continue Bernardo Laferté. « On ne sait pas exactement combien ils sont. »
Passant par l’Amazonie, ils gagnent le Pérou, puis l’Équateur et la Colombie – par bus, voiture ou souvent à pied –, « un voyage qui peut durer jusqu’à six mois », décrit Hannah DeAngelis.
« Je pensais qu’on allait tous mourir » sur le chemin
Antonio V, un Angolais, a raconté son voyage dangereux aux Observateurs de France 24. Il dit avoir marché pendant des mois avec 250 autres personnes de la Colombie à la frontière américaine.
Tous ceux qui ont survécu racontent un voyage périlleux pendant lequel ils doivent faire face à des attaques de gangs armées, à des conditions d’hygiènes déplorables, au manque d’eau potable, de nourriture, à l’absence d’accès aux soins, ainsi qu’à une faune dangereuse. « Je pensais qu’on allait tous mourir », a raconté un autre migrant au bimensuel américain The New Republic.
« Il est bien évidemment impossible de savoir combien meurent sur leur chemin, mais une chose est sûre : le nombre est très élevé », explique Luisa Feline Freier, qui a interrogé de nombreux migrants dans ses recherches.
Le Brésil, premier concerné par la vague et nouvelle terre promise ?
« Les pays d’Amérique latine deviennent juste une étape pour certains, mais d’autres finissent par y rester et profitent de leurs lois souples en matière d’immigration », analyse Luisa Feline Freier de l’université du Pacifique. Selon les spécialistes, le Brésil est le premier pays concerné.
En 2018, 152 600 demandes d’asile y étaient étudiées, majoritairement de Vénézuéliens, 26 207 d’entre elles concernaient des personnes d’Afrique subsaharienne, selon les chiffres du Haut-commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR). Presque deux fois plus qu’en 2016.
Cette ouverture des pays d’Amérique du Sud doit se poursuivre, selon le HCR : « Il est important que le Brésil continue à recevoir et à accueillir, comme il l’a toujours fait, avec un système qui marche très bien et qui fait tout pour que les accueillis soient intégrés à la population », explique à France 24 Luiz Fernando Godinho, porte-parole de l’antenne brésilienne.
Le temps d’analyse des demandes est également un atout pour ceux qui fuient leur pays : « entre six mois et un an, selon les situations », affirme le responsable onusien. Soit un avantage par rapport aux États-Unis, où cela peut prendre jusqu’à six ans.
Les autorités « ne parlent pas d’immigration africaine »
Mais les autorités ne semblent pas préparées à faire face à cette vague, notamment côté brésilien. « Les gouvernements ne parlent absolument pas de l’immigration africaine », confirme Luisa Freier.
Dans son communiqué, le CBP américain indique que cette nouvelle réalité rajoute un « défi à la crise humanitaire », car ces populations ont « des différences culturelles et linguistiques ».
Côté brésilien, personne ne semble vouloir réaliser l’ampleur du phénomène. « Je dois revérifier, nous nous sommes surtout occupés des Vénézuéliens », s’étonne Bernardo Laferté lorsque France 24 cite les chiffres du Comité brésilien national pour les réfugiés, dont il est lui-même le coordinateur.
La Police fédérale brésilienne, en charge de l’immigration générale, n’a pas répondu à nos questions.
Fuyant la xénophobie européenne, les migrants doivent affronter le racisme sud-américain
« Le monde n’est pas une mer de roses », comme dit un proverbe brésilien : une fois sur place, les migrants doivent faire face « au racisme, qui est très fort », selon Luisa Feline Freier. « Les prises de paroles racistes du président Jair Bolsonaro en sont un exemple », lance la chercheuse. « Les pays latino-américains pensent très peu à l’immigration africaine. Leurs lois, souples, sont en réalité destinées à favoriser l’immigration européenne et blanche, comme c’est le cas en Argentine et au Brésil. »
En mai 2018, les 25 migrants africains à bord du catamaran avaient demandé l’asile au Brésil. Quant aux deux passeurs, ils ont été arrêtés pour transport illicite de personnes, après cette traversée dangereuse et inédite, qui pourrait avoir ouvert la voie
Source Le Monde