Une confrérie, en Islam, est un réseau de fidèles réunis autour d’une figure sainte, ancienne ou récente, autour de son lignage et de ses disciples. Cette figure charismatique, dont le tombeau devient lieu de pèlerinage, est réputée détenir et transmettre la baraka , une « bénédiction » d’origine divine qui confère à son détenteur, et à ses successeurs, des pouvoirs particuliers de protection, de clairvoyance, de guérison, etc.
Ces saints appartiennent à ce courant de l’islam sunnite qualifié de soufisme, qui représente une tendance ésotérique et mystique, face, à l’autre extrême, à des courants littéralistes, attachés à la lettre pure du Coran et de la Sunna et qui voient dans ces enseignements soufis des dérives idolâtriques étrangères à l’islam authentique. Les Wahhabites saoudiens représentent le mieux cette tendance opposée.
Les premiers saints soufis, au Moyen-Âge, étaient des personnages marginaux adeptes de la pauvreté et du retrait de la société. Ils cherchaient à échapper aux conflits politico-religieux des premiers siècles de l’Islam. Progressivement, l’enseignement de certains d’entre eux a été institutionnalisé par des chaînes de disciples. Ainsi sont nées les confréries.
Celles-ci ont fait leur « niche » dans des environnements sociaux très variés, rassemblant, selon les situations, un métier, un quartier, une tribu, une région, incarnant dans certains cas une force de résistance aux pouvoirs et, dans d’autres, un soutien des autorités en place.
L’adhésion des populations, les dons remis par les fidèles, ont fait de ces organisations des puissances morales et économiques, ajoutant ainsi à leur influence et à leur rayonnement.
Une confrérie est une organisation ramifiée le long des chaînes de descendants ou de disciples qui remontent au fondateur et, par là, jusqu’au Prophète. Ces chaînes (silsila ou isnâd [1] ) sont toujours déclinées comme instrument et preuve de légitimité d’une branche locale.
Peu importe leur historicité véritable, pourvu qu’elles soient reconnues comme telles. Certaines confréries ont rayonné dans l’ensemble du monde musulman. D’autres sont plus localisées. La logique d’une confrérie est sa segmentation en branches multiples, le long des chaînes de transmission de baraka, et à l’occasion d’implantations dans de nouvelles zones. Ces branches deviennent complètement autonomes au fil du temps.
Sous une étiquette unique, on trouve donc une grande diversité d’entités indépendantes les unes des autres. Cependant ces appartenances créent des relations d’affinité et des solidarités qui peuvent être activées à travers l’espace, quand les circonstances s’y prêtent.
L’identité d’une confrérie tient à la silsila de ses cheikhs, aux enseignements de ses fondateurs et successeurs et à des récitations (wird ) et rites distinctifs. Le wird est un acte d’adoration surérogatoire – en plus des cinq prières quotidiennes prescrites. On parle aussi de dhikr (prononcer « zikr ») qui est littéralement une « remémoration », pour désigner la répétition de formules pieuses variant selon les confréries et parfois accompagnées de musique et de danse (derviches tourneurs de Turquie), voire même « hurlées », c’est-à-dire prononcées à très haute voix. Ces pratiques sont accomplies en privé ou en commun selon les cas.
Il existe plusieurs cercles d’appartenance à une confrérie. Autour du cheikh, on trouve un premier cercle de disciples directs (talibés, au Sénégal) désireux de recueillir les enseignements et d’atteindre des « états » mystiques de proximité avec la Personne divine, par des exercices d’abstinence, de récitation, d’isolement. Une confrérie est, à cet égard, une méthode, une voie (tarîqa ) d’accès au divin, et ces moyens sont multiples.
Il y a ensuite d’autres cercles, correspondant à une appartenance plus sociologique : sans se consacrer assidûment aux exercices pieux, des groupes font de leur affiliation un élément de leur identité. Ces fidèles rendent périodiquement visite à leur cheikh local pour recevoir ses conseils et ses bénédictions, et bénéficier ainsi de l’influx surnaturel de la baraka.
L’établissement qui les accueille sert à la fois de résidence au cheikh, de lieu d’enseignement et d’hôtellerie dotée de chambres. On l’appelle zaouïa. Au Sénégal, on parle aussi de dahira, au sens plus précis de regroupement local de fidèles autour d’un cheikh, ou de son envoyé. En aucune manière, ces zaouïas ou dahira ne peuvent être comparées à des monastères. En dehors de périodes de retraite temporaire pour les adeptes, il n’y a ni clôture permanente, ni vœux de célibat.
Le cheikh fait, de son côté, des tournées périodiques (ziyâra ) parmi ses fidèles, qui sont autant d’occasions d’augmenter son capital charismatique et économique.
Genèse et exemplarité de la Tidjaniya
Les confréries ont connu un développement important dans l’ensemble de l’Afrique islamisée – Égypte, Maghreb et Afrique soudano-sahélienne, cette transversale qui traverse le continent du Sénégal à la Corne de l’Afrique. La Tidjaniya est l’une d’entre elles. Elle est assez récente et son implantation est essentiellement interafricaine. Des migrants contemporains l’ont transportée jusqu’en Europe et en Amérique du Nord, dans une stratégie de dissémination qui caractérise la période la plus récente de son histoire.
La Tidjaniya a été fondée à la fin du XVIII e siècle par Ahmed al-Tijani (1737-1815) qui lui a donné son nom. Al-Tijani, dont la famille revendiquait une origine chérifienne (descendant du Prophète), vivait à Aïn Mâdî, à une soixantaine de kilomètres de Laghouat, à l’entrée du Sahara algérien. Quand il atteignit ses 20 ans, il partit poursuivre ses études dans la grande université islamique de Fès, au Maroc, où il eut différentes expériences spirituelles auprès de plusieurs maîtres.
À 35 ans, il partit en pèlerinage à La Mecque, en passant par Le Caire, puis revint deux ans plus tard en traversant le Maghreb. Tout le long de ce périple formateur familier aux lettrés de l’époque, il fit de nouvelles rencontres à la recherche du maître spirituel qui pourrait le conduire sur le chemin de la sainteté.
De retour à Aïn Mâdî après 10 années de pérégrinations, en l’an 1196 de l’Hégire (1781-1782 de notre ère), Ahmed al-Tijani eut, dans l’oasis proche d’Abû Samghûn, une expérience mystique qui allait décider de son destin. Il rencontra le Prophète de façon miraculeuse, en état de veille et non, comme le plus souvent dans la tradition musulmane, en rêve.
Muhammad (Mahomet) lui ordonna d’abandonner toutes ses affiliations précédentes et lui promit d’être son intercesseur privilégié, et celui de ses fidèles, auprès de Dieu. Ainsi était née une nouvelle voie, ordonnée par le Prophète en personne, et se caractérisant par un certain nombre de traits spécifiques, sinon exceptionnels.
Tout d’abord, ce contact direct avec le Prophète devint l’un des atouts de la nouvelle confrérie : il raccourcissait de façon spectaculaire la chaîne de transmission des fidèles, rendant ces derniers plus proches de Mahomet. La nouvelle confrérie se présentait, d’autre part, comme exclusive. Alors que les affiliations multiples à différentes tarîqa étaient généralement admises, Ahmed al-Tijani exigeait de ses adeptes l’abandon des autres enseignements.
Par une sorte d’analogie avec l’islam, qui se proclamait comme la dernière, et donc la meilleure, des révélations divines, la Tidjaniya se présentait comme la dernière des confréries, celle qui récapitulait et dépassait tous les enseignements précédents. Mahomet avait été le sceau (c’est-à-dire le dernier) des Prophètes, Ahmed al-Tijani était, lui, le sceau des saints (khatm al-awliyâ’ ). Il se déclarait encore Ghawth ( le « Secours ») – un titre déjà porté par Abû Madyan, illustre saint andalou mort à Tlemcen (1198), qui évoquait les hiérarchies mystiques décrites par Ibn ‘Arabî (1165-1240), le maître soufi dont Ahmed al-Tijani est souvent considéré comme un vulgarisateur.
Fort des assurances prophétiques, Ahmed al-Tijani faisait à ceux qui le suivaient et à leurs proches des promesses formelles de salut tout à fait exceptionnelles, dont la propagande tidjanie allait faire un large usage : la protection contre les affres qui accompagnent la mort, et contre les risques de condamnation au moment du Jugement dernier, la promesse aux adeptes d’une place réservée auprès du Tout-Puissant, qui leur pardonnerait tous leurs péchés.
Ces derniers iraient, avec leurs familles et leurs proches, directement au plus haut du paradis. Il était dit que le Prophète aime tous ceux qui aiment le cheikh Al-Tijani, et que celui qui aime le cheikh ne mourrait qu’en état de sainteté.
Une voie nouvelle, une voie sûre, une voie rapide, débarrassée des longs exercices ascétiques d’autres voies, telle paraissait être la Tidjaniya.
On comprend à la fois le pouvoir d’attraction qu’elle exerça assez rapidement, ainsi que l’hostilité suscitée par son arrogance théologique. Elle se heurta à d’autres confréries concurrentes et à ceux qui considéraient que de telles prétentions, ainsi que le statut conféré à son fondateur, étaient signe d’hérésie.
Ahmed al-Tijani lui-même, en butte à l’hostilité des autorités ottomanes du moment, s’installa à Fès, en 1798, où il mourut en 1815. Par la suite, on notera que l’émir Abd el-Kader, le futur héros de la lutte contre les Français, qui était aussi un dignitaire de la confrérie Qadiriya, attaqua, en 1838, le village fortifié d’Aïn Mâdî pour obliger la famille du cheikh à rallier sa cause.
Après six mois de siège, les murailles furent rasées et la famille tidjanie partit à Laghouat, en laissant un fils en otage. La famille sainte fut poussée, en réaction, vers le camp français. Plus tard encore, en 1870, Ahmed al-Tijani, le petit-fils homonyme du fondateur, chef de la Maison d’Aïn Mâdî, un moment suspecté et envoyé en résidence surveillée en France, rencontra, à Bordeaux, une jeune femme, Aurélie Picard (fille d’un gendarme qui avait participé à la prise de la smalah d’Abd el-Kader), et voulut en faire son épouse.
Femme d’action, Aurélie Picard exerça une forte influence sur son mari puis, à la mort de celui-ci, sur son frère cadet, Sîdî al-Bashîr, qu’elle épousa également conformément à la coutume. Elle régna sur le domaine moderne de Kourdane, voisin de la zaouïa, où elle mourut en 1933. Toutes ces circonstances ont consacré, aux yeux de l’administration française, l’image d’une confrérie modérée et pro-française.
Un rayonnement rapide et étendu
La nouvelle voie soufie traversa ensuite assez rapidement le Sahara, puis se propagea progressivement en Afrique de l’Ouest, gagnant plus tard le Tchad et la République du Soudan. Née au Maghreb, la confrérie vit sa diffusion limitée dans cette partie du continent, tandis qu’elle se mettait, sur la longue durée, à prospérer au sud du Sahara, en passant par la Mauritanie actuelle qui allait devenir, avant le Sénégal, une plaque tournante de son expansion.
Une telle extension géographique, autant que le morcellement structurel qui accompagnait les ramifications généalogiques et celles des disciples, entraîna une multiplication de pôles autonomes, voire concurrents, sans que le sentiment d’appartenance à une même lignée spirituelle fût compromis.
Au Maroc, la Tidjaniya, plutôt affiliation d’élite, protégée par le pouvoir chérifien, n’a jamais eu un caractère de masse, mais c’est là, à Fès, que se trouve le tombeau du fondateur, lieu de pèlerinage très fréquenté par tous les Tidjanis de passage et enjeu symbolique pour le pou-voir marocain.
La zaouïa locale en tire un prestige particulier. En Algérie, la Tidjaniya représentait davantage une de ces seigneuries religieuses régionales qui attiraient une clientèle paysanne. En fait, elle se divisa dès la mort du fondateur entre la Maison des héritiers directs, à Aïn Mâdî, et celle d’un grand disciple, à Tamasîn, située plus à l’Est, près de Touggourt. Ces trois centres maghrébins sont restés indépendants, et ont entretenu des relations de concurrence feutrée.
Au sud du Sahara, l’un des adeptes le plus connu fut Al-Hajj ‘Umar, initié par une filière mauritanienne, puis ré-initié à La Mecque par un proche disciple du fondateur, et qui mena, entre 1852 et 1864, date de sa disparition au combat, un djihad armé aux dépens des non-musulmans, ainsi que d’autres musulmans, dans l’espace de l’actuelle République du Mali. Il se heurta également aux Français, qui progressaient alors à partir du Sénégal.
La trajectoire d’Al-Hajj ‘Umar illustre bien le fait qu’une affiliation confrérique peut être, selon les circonstances, associée à des enseignements pacifiques ou à des entreprises politico-militaires. La famille ‘umarienne, dont une partie rallia ensuite la France, allait dès lors exercer une sorte de magistère sur la Tidjaniya ouest-africaine. La zaouïa de Tivaouane, au Sénégal, fondée par Al-Hajj Malik Sy (v. 1855-1922) – dont le « grand marabout » Seydou Nourou Tall (v. 1880-1980), descendant d’Al-Hajj ‘Umar, fut un porte-parole influent – en est l’héritière la plus directe.
D’autres pôles ont encore surgi. C’est d’abord, au début du XX e siècle, cheikh Hamahoullah ou Hamallah, installé à Nioro aux confins de la Mauritanie et du Mali, qui introduit une dissidence de fait en modifiant le nombre de récitations de l’une des prières (11 fois au lieu de 12), remettant ainsi en cause le monopole de la famille ‘umarienne. Cette attitude, autant que l’agitation de certains de ses partisans, lui vaut la répression brutale de l’administration française qui envoie nombre de ses fidèles dans des camps pénitentiaires et lui-même en déportation en France, où il meurt (1943).
Aujourd’hui, le hamallisme a conquis des positions importantes au Burkina, avec deux zaouïas majeures : Hamdallaye (un quartier de Ouagadougou) et Ramatoulaye (à 30 kilomètres de Ouahigouya). Il est plus discret au Mali, où la Maison de Nioro conserve néanmoins une certaine influence.
Un centre hamalliste autonome est également né à Gagnoa, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, où entre les deux guerres Yacouba Sylla, son chef, s’est constitué une position économique puissante sans toutefois étendre sa communauté, avant de devenir un proche du président Félix Houphouët-Boigny. On connaît aussi Tierno Bocar Tall, un membre de la famille ‘umarienne, devenu cependant disciple de cheikh Hamallah, plus connu comme « le sage de Bandiagara » et le maître d’Amadou Hampâté Bâ (v. 1900-1991), l’intellectuel malien renommé.
Mais la branche devenue la plus dynamique, à travers toute l’Afrique de l’Ouest, est celle fondée, à peu près à la même époque que celle de cheikh Hamallah, par Al-Hajj Abdoulaye Niasse (v. 1840-1922), puis développée par son fils cheikh Ibrahima Niasse (1902-1975), à partir de Kaolack (Sénégal).
Abdoulaye Niasse s’inscrit dans la silsila issue d’Al-Hajj ‘Umar. Il y a ajouté des transmissions marocaines recueillies sur place. Cette branche, appelée aussi Tidjaniya Ibrâhîmiyya, ou niassene, a renoué avec les caractéristiques initiales de la confrérie, en offrant aux simples fidèles un enseignement mystique initiatique particulier (tarbiya ).
Celui-ci est centré autour de la notion de fayda, le flot de grâce divine qui envahit l’adepte par l’intermédiaire du cheikh. Alors que la branche de Tivaouane est essentiellement sénégalaise, celle de Kaolack est transnationale, avec des relais importants au Niger (Kiota) et au Nigeria (Kano) et des liens anciens au Maghreb et en Orient.
Partout, au sud du Sahara, à travers l’une ou l’autre de ses ramifications, la Tidjaniya tend, depuis un siècle, à supplanter les autres affiliations confrériques, sans toutefois parvenir à éliminer leurs bastions géographiques. Aujourd’hui, toutes branches réunies, la Tidjaniya est majoritaire au Sénégal, en dépit de la plus grande visibilité des Mourides. Comme dans les autres pays africains, elle y est bien implantée chez les cadres et intellectuels.
À beaucoup d’égards, même si elle recrute dans d’autres couches sociales, elle réunit de nombreux membres des élites urbaines : c’est une confrérie de gens instruits, plutôt modernes, ainsi que d’hommes d’affaires et commerçants aisés.
Des rituels distinctifs
Le rituel tidjani est l’un des principaux signes distinctifs d’appartenance et il accompagne fortement la vie quotidienne du fidèle, plus que dans d’autres confréries. Fixé initialement par Ahmed al-Tijani lui-même, invoquant à l’appui les instructions du Prophète, ce rituel se compose d’une série de récitations, dont le nombre peut varier d’une branche de la confrérie à une autre. Pour décompter exactement ces récitations, les fidèles sont munis d’un chapelet.
Si l’on prend Tivaouane comme référence, ce rituel se compose de trois éléments : le wird, la wazîfa et le dhikr.
Le wird , à réciter matin et soir, se compose lui-même de trois récitations :
• Astaghfiru Allah (« je demande pardon à Dieu ») : 100 fois
• Salât al-Fâtih (« la prière pour Celui qui ouvre » – c’est-à-dire le Prophète) : 100 fois. Les écrits tidjanis ont conféré des mérites et bienfaits particuliers à ce texte très bref, allant parfois jusqu’à considérer sa récitation comme équivalente à celle du Coran. C’est l’un des cœurs de la polémique avec les adversaires de la confrérie.
• Shahâda (« attestation, témoignage ») : 100 fois. La shahâda est la profession de foi musulmane, qui marque l’appartenance à l’islam : « Il n’y a d’autre dieu que Dieu, et Mahomet est son Envoyé ».
La wazîfa (« tâche, obligation »), une spécificité de la Tidjaniya, est, en quelque sorte, un wird supplémentaire, à réciter une fois par jour, matin ou soir. Al-Hajj Malik Sy la recommande matin et soir. Elle vient à la suite du wird et se compose des mêmes éléments, sauf le dernier : Astaghfiru Allah : 30 fois ; Salât al-Fâtih : 50 fois ; Shahâda : 100 fois ; Jawharat al-kamal (« La Perle de la perfection ») : 12 fois (et 11 pour les partisans de cheikh Hamallah). La Jawharat al-kamal fait aussi l’objet de vives polémiques.
Pendant la wazîfa , les Tidjanis ont la particularité de se réunir en cercle sur un drap blanc. La pratique, qui remonte au fondateur, et avait alors pour but d’assurer une assise propre, est devenue une tradition aux connotations mystiques : elle honore la présence des anges qui, d’après un hadith , seraient présents dans tous les cercles d’adoration. Elle honore aussi celle du Prophète et de ses quatre premiers califes, qui surviendrait, selon la croyance des fidèles, à partir de la septième récitation de la Jawharat al-kamal.
Le dhikr est accompli le vendredi soir, en commun sauf empêchement. Il comprend : Astaghfiru Allah : 3 fois ; salât al-Fâtih : 3 fois ; shahâda : 1 000 fois ou plus (jusqu’à 1 300). Certains clôturent par le nom d’Allah : 300 fois.
Il existe toute une littérature qui précise les heures et les modalités idéales de ces récitations, et prévoit les cas d’impossibilité et de rattrapage des récitations manquées. Ce rituel, assez contraignant et entouré d’un certain formalisme, représente, pour le croyant, une discipline supplémentaire qui s’ajoute aux cinq prières quotidiennes.
La Tidjaniya dans ses rapports avec les États : un acteur international
Telles sont les règles de pratique de cette organisation religieuse, qu’il convient maintenant de considérer dans son actualité. On considère volontiers que les confréries africaines seraient un barrage naturel face aux courants extrémistes de l’islam. Il serait imprudent d’affirmer, pour autant, que cette confrérie, aussi bien que les autres, soit imperméable aux débats actuels dans le monde musulman, et aux revendications militantes.
Il n’y a pas de frontière étanche entre ces organisations et leur environnement. En 1987, le « khalife général des Tidjanis » Abdoul Aziz Sy (Maison de Tivaouane), jusqu’alors très tolérant à l’égard des fonctionnaires chrétiens de sa ville, a exigé la fermeture de la chapelle catholique qui venait d’y être construite. En mars 1989, il dénonça publiquement les Versets sataniques de Salman Rushdie, et justifia la fatwa lancée contre lui. La frontière est donc poreuse et les confréries n’échappent pas à l’air du temps.
Elles y échappent d’autant moins que les processus de scissiparité entre les lignages qui les caractérisent s’accompagnent de postures revendicatives ou radicales de la part de branches cadettes.
Un bon exemple en est donné par Serigne Moustapha Sy, un cadet de la Maison de Tivaouane. Ce fils d’un membre de la famille Sy, jadis évincé de la succession, a créé un mouvement militant, et contesté publiquement le pouvoir sénégalais en 1993, raison pour laquelle il fut alors, avec une centaine de ses partisans, incarcéré – ce qui arriva à nouveau en 1994. C’était une double rupture stratégique : avec le pouvoir politique et avec le magistère de Tivaouane.
Aujourd’hui, Moustapha Sy a adopté une posture moins conflictuelle. Présenté sur le site de son mouvement, le Dahiratoul Moustarchidina Wal Moustarchidaty, comme un « génie du verbe et de l’esprit », réputé pour ses prédications enflammées, qui ressemblent, dans la forme, à celles de certains télévangélistes américains, il est devenu un acteur influent sur la scène sénégalaise.
Son organisation, tolérée avec réticence par Tivaouane, est un mouvement de réarmement moral, destiné à encadrer notamment les jeunes urbains et à les motiver pour jouer un rôle à la fois religieux et social dans le pays. On est loin du répertoire islamiste, mais sa présence dans l’espace public s’accompagne d’un activisme politico-religieux intense, jusqu’à avoir inspiré, en 1998, la création d’un parti, le Parti de l’unité et du rassemblement (PUR), resté d’ailleurs marginal.
Au Sénégal, où se trouve l’une de ses principales bases de masse en Afrique, la Tidjaniya dans son ensemble participe, avec la confrérie mouride qui est à la fois sa concurrente et sa partenaire, à ce système confrérique d’« État dans l’État » et d’échange de services avec le pouvoir, qui marque, depuis l’époque coloniale, la vie politique au Sénégal.
Selon les lignages et les lieux, les engagements des membres de la Tidjaniya peuvent donc varier, mais ils ne sont jamais, en dépit de contradictions circonstancielles, très éloignés des pouvoirs en place. Une confrérie a vocation à défendre ses propres intérêts, en se posant en médiatrice nécessaire, et en recevant ainsi une rétribution symbolique et matérielle de toutes les parties. Il est rare qu’elle recherche la rupture. La Tidjaniya n’échappe pas à cette règle. Son rôle d’intermédiaire s’exerce précisément sur le plan international en relation avec différents pouvoirs politiques.
En Algérie, le gouvernement cherche depuis plusieurs années à utiliser les confréries. Accusées de collusion avec l’administration française au moment de l’indépendance, elles sont maintenant revenues en grâce et instrumentalisées contre les islamistes. Du 23 au 26 novembre 2006 s’est ainsi tenu, à l’université de Laghouat et sur le site de la zaouïa d’Aïn Mâdî, un colloque international sur la Tidjaniya, en présence d’une centaine d’intellectuels et de personnalités venus de 29 pays.
Le Premier ministre algérien, Abdelaziz Belkhadem, a ouvert les travaux en affirmant qu’il voulait faire des zaouïas des pôles de rayonnement pour propager les préceptes de l’islam. Un message du président Abdelaziz Bouteflika entendait « présenter la véritable image de cette grande religion ».
Le cheikh Ihssan Baadarani, de l’Institut Al-Assad pour létude du Coran (Syrie), déclarait pour sa part qu’il s’agissait de promouvoir un « islam à visage humain ». La présence de participants du Sénégal, du Mali, du Soudan et du Nigeria soulignait la dimension africaine de cette rencontre, mise au service de la politique continentale de l’État algérien.
On notera que, le 4 octobre 2010, Sidi Chérif Ali Tijani, dit Bel Arbi, descendant direct du fondateur, a été proclamé nouveau khalife de la Tidjaniya, avec la prétention d’en être le seul chef mondial, en vertu de la primauté revendiquée par la descendance d’Ahmed al-Tijani et par la zaouïa d’Aïn Mâdî. Celle-ci revendique à cette occasion « plus de 400 millions d’adeptes à travers le monde », chiffre tout à fait incontrôlable et assurément très excessif [2].
De même, cette primauté purement morale n’entraîne-t-elle aucun lien de subordination de la part des autres centres.
L’Algérie est, à cet égard, en concurrence directe avec le Maroc. C’est à Fès que se trouve le tombeau du fondateur, seconde « Mecque » pour tous les Tidjanis du monde entier, qui y affluent en pèlerinage. Les dignitaires sénégalais, notamment, s’y rendent régulièrement. Le Maroc utilise de longue date cette connexion tidjanie au service de sa politique africaine et, en particulier, de ses liens privilégiés avec le Sénégal.
Bakary Sambe, qui aborde dans ce même numéro de revue les liens entre Tidjaniya et diplomatie, parle à ce sujet dun « réseau tidjani qui serait au centre des relations entre les deux pays. ». « Cette piste, ajoute-t-il, est la seule qui permette de saisir le mode de fonctionnement, inhabituel en matière bilatérale, qui caractérise les rapports maroco-sénégalais ».
Il parle, à ce propos, de relations personnelles entre les acteurs politiques, « doublées dautres raccourcis, insaisissables par une simple analyse des mécanismes institutionnels [3] ».
Ces liens tidjanis ne suffisent pas à expliquer entièrement l’axe Maroc-Sénégal, mais ils constituent un facteur important de cette relation. Le 30 septembre 2010, une dépêche de Maghreb Arabe Presse signalait :
« une délégation sénégalaise conduite par le ministre de la Santé et de la prévention, M. Modou Diagne Fada, a effectué, jeudi à Fès, une visite au mausolée de Sidi Ahmed Tijani. La visite de cette délégation sénégalaise au mausolée du grand érudit Sidi Ahmed Tijani vise, en premier lieu, ‘à renforcer les liens de fraternité entre le Royaume du Maroc et le peuple sénégalais’, a déclaré le cheick Zoubir Tijani, le mokadem du mausolée. Le ministre sénégalais et la délégation laccompagnant sont arrivés, dimanche dernier, au Maroc pour une visite de travail. Ils se sont rendus dans plusieurs institutions hospitalières à Casablanca et à Rabat. »
On pourrait multiplier ce genre d’exemples, au point que les Sénégalais désignent parfois la Tidjaniya comme une obédience « marocaine », la zaouïa de Tivaouane n’ayant cessé pour sa part de manifester son allégeance spirituelle au souverain chérifien.
Pour le Maroc qui se considère comme la source du soufisme sur le continent africain, le tombeau du fondateur de la Tidjaniya à Fès est donc un symbole majeur – jusqu’à faire croire dans certaines déclarations des uns et des autres que la confrérie y aurait été fondée.
La Tidjaniya est une confrérie africaine aux multiples facettes, dont l’enracinement et l’influence varient selon les pays. Sous son enseigne se sont constitués, au fil du temps, des réseaux d’allégeance et de connivence qui traversent un grand coin nord-ouest du continent jusqu’au golfe de Guinée et au Soudan, sans oublier les antennes de migrants en Amérique du Nord, en Afrique du Sud et au Proche-Orient.
Son dynamisme transnational s’accompagne de la constitution de réseaux d’affinités interpersonnels. La Tidjaniya est exposée, plus que toute autre confrérie, aux dénonciations périodiques des secteurs fondamentalistes de l’islam africain, qui voient en elle une déviation de l’orthodoxie sunnite, ce qu’elle réfute vigoureusement, en nuançant d’ailleurs certaines de ses affirmations les plus audacieuses.
Cet acteur insuffisamment remarqué de la scène africaine (les Mourides ont, à certains égards, accaparé toute l’attention des observateurs) mérite donc qu’on lui accorde un plus grand intérêt. Il démontre comment un grand réseau de ce type entre à la fois en concurrence et en conjonction avec la politique des États, et « double » éventuellement ceux-ci dans le champ des relations internationales.
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